Une Histoire de France
Nathalie Heinich
Les Impressions nouvelles, 2018
réédition Champs Flammarion, 2020
Un très beau récit généalogique
sous le signe des « eaux mêlées » qui composent la France. »
L’auteure, reconnue pour ses nombreux travaux de sociologue, et qui a publié la même année que ce récit un essai intitulé Ce que n’est pas l’identité (Gallimard), propose ici une enquête illustrée par de nombreuses photographies sur ses origines familiales. Elle part dans le prologue d’une image manquante, qu’on pourrait aussi appeler, selon une belle expression d’Hervé Guibert, une image-fantôme : il s’agit d’une photo prise dans un studio de Marseille au tout début du xxe siècle ; « on y voyait toute la famille Benyoumoff réunie autour du patriarche, Jacob, et de son épouse Batsheva, avec leurs neuf fils et leur fille, ainsi que leur bru – l’épouse du fils aîné. » Jacob est son arrière-arrière-grand-père, juif ukrainien ayant fui les pogroms d’abord à Oran puis à Marseille. Cette photo fut confiée à l’auteure par son père, qui avait pris la peine de rédiger des fiches sur ses ancêtres, alors qu’elle était adolescente, avec la recommandation d’en prendre soin, « car il n’en existait que cet unique exemplaire. » Après trois paragraphes très circonstanciés, tombe cette phrase nette et sèche comme un couperet, irrémédiable : « Et cette photo, je l’ai perdue. » Cette perte est matérialisée par un rectangle blanc entouré d’un cadre noir, un peu comme un avis de décès, d’un effet très saisissant et qui rappelle certaines obsessions à l’œuvre dans les romans de Georges Perec, notamment La Vie mode d’emploi (1978). Le récit s’inscrit ainsi comme une réparation mémorielle, placée sous le signe de la réflexion de Maurice Halbwachs sur La Mémoire collective (1950) et Les Cadres sociaux de la mémoire (1925) : « Chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective », comme l’indique une des citations placées en exergue.
Nathalie Heinich déploie donc cette mémoire individuelle sous la forme d’un album photographique, en commençant par la branche paternelle. Installée à Marseille après son exil, la famille s’intègre et Bentzi, le fis aîné de Jacob, se trouve à la tête d’une florissante entreprise de fabrication de casquettes. Il est arrêté par la police française dans la nuit du 22 au 23 janvier 1943, avec sa femme Jeanne, à leur domicile du 43, rue Sénac. Ils font partie des 4368 déportés de Marseille, et ils ne revinrent jamais. Jeanne, diabétique, mourut dans le convoi pour Compiègne le 26 janvier. Bentzi partit de Drancy pour Sobibor le 23 mars 1943 : « Ce convoi qui comptait près de mille personnes est le seul dont personne n’est revenu. » C’est ainsi que l’Histoire tranche dans l’histoire intime d’une famille. Dans des aspects moins tragiques, l’auteure montre le poids des mariages arrangés dans sa famille, et son recul à la génération de ses parents, alors que Stacia, sa grand-mère paternelle avait dû épouser Lazare Heinich, de quinze ans son aîné et qui paraissait à Bentzi « l’image de la réussite ». Un ouvrier de la fabrique avait été écarté quand il avait demandé la main de la fille du patron, qui lui avait recommandé de d’abord faire fortune… ce qu’il fit, comme le résume à grands traits l’auteure qui conclut ce passage par une formule ironique, esquisse d’une vie possible qui n’eut pas lieu : « Voilà donc pourquoi je ne suis pas la petite-fille d’un millionnaire. »
Du côté maternel, la famille est originaire d’Alsace, protestante, victime donc elle aussi de persécutions, mais plus anciennes (celle des huguenots après la Révocation de l’Édit de Nantes). Après la défaite de Sedan en 1870, elle avait fait le choix de la France et émigré à Paris. La quête identitaire se fait ici en sens inverse de celui adopté pour la famille paternelle qui partait de l’arrière-arrière-grand-père Jacob pour arriver jusqu’au père Lionel. L’auteure choisit de remonter de sa mère Geneviève Creuset, séduite par son père sur la Corniche de Marseille à un arrêt de bus à la fin des années 1940, jusqu’à son arrière-arrière-grand-mère Madeleine Bolgert. Elle a même recours aux théories de la psycho-généalogie (telle que la développe Anne Ancelin-Schützenberger par exemple) pour évoquer le « fantôme transgénérationnel » de Henri, un petit garçon mort tragiquement, à six ans, en tombant d’une charrette. Pour les deux côtés de sa famille, elle note le recul des fratries nombreuses, signe d’une forme de contrôle des naissances. La grand-mère de l’auteure fut elle aussi victime d’un mariage arrangé, avec Serge Creuset, « un petit représentant de cravates », alors qu’elle aurait voulu épouser Jean Bolgert, le cousin germain de sa mère, qui devint directeur de la Banque de France et commandeur de la Légion d’honneur. À côté de la reproduction de son avis de décès, Nathalie Heinich explique : « Ce faire-part de décès, c’est ma grand-mère qui me demanda de le découper dans Le Monde : elle avait alors quatre-vingts ans, et c’est dans le journal qu’elle apprit la disparition de celui qui aurait dû être l’homme de sa vie. »
À la croisée de l’ego-histoire, de la sociologie, de l’autobiographie, du récit de filiation, ce très beau récit, remarquablement illustré, documenté et écrit, est enrichi pour sa réédition en poche de lettres reçues par l’auteure qui permettent de compléter l’enquête. Il contribue, à sa manière, à écrire l’histoire de la France, pays fait d’apports multiples et de traditions concurrentes, république laïque où cohabitent des religions différentes, majoritaires ou minoritaires etc. Il faut saluer le travail de l’éditeur qui a fait du livre un très bel objet, et l’humour de l’auteure qui ponctue ce récit à la fois rigoureux et sensible, en l’allégeant parfois de son poids de tragédies. On peut en le lisant se désoler de ses propres cases blanches, de l’absence de photos dans son histoire familiale, au-delà des grands-parents ou même pas, et éprouver une forme de gratitude pour cette mémoire partagée au service d’un pays qui est aussi l’idée d’un pays, ou son idéal.
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Cette chronique est parue dans le numéro 44